Où atterrir ? est une expérimentation artistique, scientifique et politique
qui propose a des citoyen·nes, des agent·es de la fonction publique et des élu·es de mener l'enquête sur leur terrain de vie à partir de leurs attachements : ce à quoi ils tiennent et qui les fait tenir.
Carnet d'atterrissage
Le Collectif Rivage, créé à Bordeaux en 2020, réunit des artistes et des scientifiques.
Carnet d'atterrissage
A la manière d'un carnet de bord, l'équipe du Collectif Rivage a documenté le bourgeonnement de l'expérimentation "Où atterrir ?" entre 2021 et 2023.
Evaluation et auto-évaluation de deux années d'expérimentation
L'auto-évaluation
L’expérimentation artistique, scientifique et politique « Où atterrir ? » a été portée par le collectif Rivage, à Bordeaux et à Saint-Médard-en-Jalles, entre 2021 et 2023. Cette expérimentation, réalisée une première fois par une équipe réunie autour de Bruno Latour à Saint-Junien, a été soutenue sur le territoire girondin par le Laboratoire d’innovation territoriale du Département de la Gironde LaBase, la Direction Interministérielle de la Transformation Publique, la Scène nationale Carré-Colonnes, la Manufacture CDCN, la Mairie de Bordeaux, le Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle Cap Sciences, la Direction Régionale des Affaires Culturelles et la Région Nouvelle Aquitaine. Le présent rapport d’évaluation rend compte de ses principaux résultats.
OBJECTIFS ET CONDITIONS DE RÉALISATION DE L'ÉVALUATION
SYNTHÈSE DES PRINCIPAUX RÉSULTATS
1) La dimension collective des ateliers
2) Un engagement sur le temps long avec un respect du rythme de chacun
3) La méthodologie et la multiplicité des médiums artistiques, scientifiques et politiques
4) L’accompagnement à l’enquête
6) La dimension expérimentale du processus
Les effets de l’expérimentation sur la puissance d’agir des citoyens-experts
7) S’orienter dans la complexité
8) L’enquête permet de collecter une multiplicité de connaissances en lien avec son terrain de vie
9 ) Les capacités d’adresse et d’écoute
10 ) Des actions qui permettent de gagner en puissance d’agir sur le terrain de vie
11 ) Une participation accrue à la vie de la cité à partir d’un travail sur sa posture citoyenne
12 ) Pour les agents, des rôles à multiplier
14) Le rôle de soutien et de promotion de l’expérimentation des pouvoirs publics
OBJECTIFS ET CONDITIONS DE RÉALISATION DE L'ÉVALUATION
Cette auto-évaluation adopte un triple objectif.
Il s’agit d’abord, et bien évidemment, de reconsidérer l’ensemble de l’expérimentation depuis ses objectifs initiaux, pour mesurer ce qu’elle a effectivement réalisé.
Mais il s’agit également de révéler les éventuels effets non-recherchés de la démarche, pour comprendre plus finement encore ce que celle-ci peut entraîner.
Enfin, cette auto-évaluation entend mettre ses résultats au profit d’une réflexion plus large sur les conditions de reproductibilité et d’amélioration permanente de l’expérimentation, si celle-ci devait être reconduite dans d’autres espaces.
Le cadre évaluatif ici adopté découle d’un travail de co-construction, mené par des membres du collectif Rivage et du laboratoire d’innovation territoriale LaBase, avec le soutien de l’Agence Phare.
L’expérimentation a ainsi été pensée en quatre mouvements, tous susceptibles d’être évalués, et donc déclinés en critères et possibles indicateurs qualitatifs :
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S’auto-décrire
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Renouer avec une puissance d’agir
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Doléancer
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Essaimer
Le présent texte entend se concentrer sur le deuxième, troisième et quatrième axes, portant sur la puissance d’agir et sur la revitalisation du cercle politique par le processus de doléance et l’essaimage. Ainsi, cette évaluation entend répondre à quatre questions principales, identifiées et formulées collectivement :
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L’expérimentation « Où atterrir ? » redonne-t-elle aux citoyens-experts de la puissance d’action sur leur terrain de vie au moyen de l’enquête ? Et si oui, en quoi et à quelles conditions ?
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En quoi les agents de la fonction publique présents dans l’expérimentation collaborent-ils avec les citoyens-experts (pour qu’ils renouent avec cette puissance d’agir) ?
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L’expérimentation “Où atterrir ?” permet-elle aux citoyens, aux agents et aux élus de doléancer ensemble et de revitaliser le cercle politique ?
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Quels sont les apprentissages du bourgeon initié depuis deux ans dans une démarche de reproductibilité de l’expérimentation sur d’autres territoires ?
Notons ici que le resserrement indiqué autour de la question des agents de la fonction publique, et notamment des agents territoriaux, constitue une spécificité de l’expérimentation vis-à-vis du projet pilote. Si, lors du projet pilote, cet axe de travail avait bien été identifié, celui-ci n’avait pas encore pu être investi à cause de la crise sanitaire.
Les deux premières questions ont ensuite été articulées à six critères d’évaluation et neuf sous-critères, construits par les porteurs et partenaires du projet, à partir des objectifs initiaux de l’expérimentation – voir tableau ci-dessous, listant ces différents points.
Pour vérifier ces différents critères, un questionnaire numérique comportant 23 questions a été diffusé en avril 2023 auprès de l’ensemble des participants et participantes de l’expérimentation, dont celles et ceux qui n’ont pas souhaité suivre la démarche jusqu’au bout. Ce questionnaire a obtenu 31 réponses.
L’étude des effets sur le cercle politique se fera sur le long terme au moyen de l’Atlas des cartes d’atterrissage qui permettra de documenter le processus de doléance.
La question relative à l’essaimage sera étudiée dans une seconde partie du présent rapport, dans une démarche d’auto-évaluation par les deux porteurs de projet Loïc Chabrier et Maëliss Le Bricon.
PROFIL DES PARTICIPANTS
Le but de l’expérimentation étant de définir de nouvelles identités à partir de la description des dépendances sur le territoire vécu, nous n’avons pas demandé aux participants leur âge, leur catégorie socio-profesionnelle, ou d’autres questions que l’on retrouve habituellement dans une grille d’évaluation classique. Les observations de ce paragraphe ont été tirées des liens que nous avons tisser avec les participant.es tout au long de l’expérimentation et qui nous ont permis de mieux les connaître.
Les ateliers ont été marqué par une grande diversité de participants, hormis le fait qu’une grande majorité de femmes a participé aux ateliers, et peu d’hommes.
Les âges allaient de 20-25 ans à 65-70 ans.
Nous avons accueilli des personnes issues de milieux professionnels très hétérogènes : du côté de la société civile, artistes (peintres, plasticiens, illustrateurs, comédiens, réalisteurs, directeurs de production, enseignants), chefs d’entreprises, consultants, ingénieurs, architectes, urbanistes, journalistes, responsable de centre équestre, retraités, étudiants, allocataires du RSA, psychologues, philosophes, médecins, personnes travaillant dans le secteur associatif ou dans le secteur culturel au sens large (directeurs de structures, médiateurs, chargés de projets, coordinateurs de réseaux) … ; du côté institutionnel, agents départementaux / régionaux (Gironde, Agenda21, DREAL, Conservatoire du Littoral, IGN, service des impôts), milieu scolaire (enseignants, documentaliste, infirmière scolaire), milieu hospitalier (agent responsable d’une unité d’hospitalisation), milieu universitaire (anthropologues, doctorants, maitre de conférence, directeur de département), élus de la Mairie de Bordeaux (démocratie permanente, vie associative), élus de la Mairie de Saint-Médard-en-Jalles (participation citoyenne, vie démocratique, alimentation durable, vie associative). Nous avons également pu accueillir des personnes en situation de handicap moteur, grâce aux équipements des lieux d’accueil.
SYNTHÈSE DES PRINCIPAUX RÉSULTATS
Nous avons confronté les réponses obtenues à ce questionnaire à nos différents critères d’évaluation et nous en avons tiré 14 enseignements principaux, ici recensés sous trois axes : deux axes reprenant les questions orientant notre évaluation et déjà évoquées, et un axe plus générique, portant sur les éléments de l’expérimentation perçus comme en facilitant la réalisation.
Points saillants de l’expérimentation, facilitant ou compliquant sa réalisation et l’adhésion des participants et participantes
1) La dimension collective des ateliers
La très grande majorité des réponses collectées décrivent une dynamique collective donnant lieu à un véritable effet d'entraînement. Sont évoqués le soutien du groupe, la qualité et l’authenticité des échanges et des liens développés au sein de l’expérimentation, une écoute collective bienveillante. La dynamique collective facilite donc l’adhésion à l’expérimentation, l’engagement soutenu dans les ateliers et même dans la réalisation de l’enquête. Cette dynamique semble encouragée par plusieurs éléments : le cadre de l’expérimentation lui-même, qui, en interdisant systématiquement l’expression d’opinions et de jugements fait émerger une dynamique de groupe entrainante ; les exercices artistiques structurant ce cadre et permettant aux émotions de s’exprimer pour ensuite se transformer ; le professionnalisme des animateurs, très souvent loués pour leurs capacités à faciliter les échanges et à fédérer le groupe ; et les moments conviviaux, jugés encore trop peu nombreux par rapport aux temps de travail.
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Verbatims : « J’ai aimé les échanges qui sont dans le non-jugement » ; « Le dispositif permet l’écoute et la bienveillance » ; « Je retiens la qualité de l’animation, les liens qui se nouent et les collaborations qui se construisent entre les participants » ; “un soutien-dialogue avec divers interlocuteur·rice·s, de superbes belles rencontres et échanges, une opportunité extraordinaire - un superbe cadeau » ; « J’ai aimé partager les concernements et doutes ou peurs » ; « Possibilité de sortir d'une colère sourde ou d'une peur paralysante pour aller vers une clarification de la pensée. Sortir des généralités. Préciser son concernement. »
2) Un engagement sur le temps long avec un respect du rythme de chacun
Si le cadre de l’expérimentation parvient à créer cet effet d'entraînement lié au collectif, celui-ci semble effectivement nécessaire pour que certains participants et participantes continuent de s’investir dans l’expérimentation qui requiert un engagement sur le temps long. Différents facteurs expliquent cette exigence : la durée complète du dispositif ( un ou deux ans), la durée des ateliers ( un après-midi ou une journée ) et leur récurrence( une fois tous les mois ou les deux mois), l’effort soutenu dans le temps pour réaliser son enquête. Notons que cette temporalité longue, participe du cadre de l’expérimentation lui-même, tel qu’il a été pensé initialement. Les participants ont souligné le respect du rythme de chacun tout au long de l’expérimentation.
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Verbatims : « La démarche demande du temps pour se détacher de la posture militante, ou simplement accepter de ne plus donner son opinion » ; « La démarche requiert un certain niveau d’engagement, sur le temps long » ; (...)liberté des participants réellement respectée car les animateurs n'animent pas un collectif, ils ne feront pas à la place des participants et ne sont pas responsables de la manière dont les participants évoluent individuellement dans la démarche”; “Le fait également de permettre à chacun de rentrer dans l'expérimentation qu'il soit au début ou en cours. Pour moi qui ait commencé, cela m'a permis de comprendre la progression et de traverser différentes étapes même si j'en étais au tout début de mon concernement.”
Celles et ceux qui ont uniquement suivi les premiers ateliers sans pouvoir participer à l’ensemble du processus n’ont pas eu le temps d’assimiler la dimension écologique et politique de l’expérimentation. Ainsi, il semblerait que l’expérimentation ne puisse être vraiment comprise qu’en suivant celle-ci sur le temps long, là où certains préfèrent la quitter avant.
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Verbatims : « L’approche ne suscite pas de travail collectif, les concernements présentés me paraissaient souvent « anecdotiques », peu enclins à ouvrir vers des enjeux collectifs et des mobilisations communes » ; « Il est facile de se perdre, j’aurais aimé un cadre plus structurant, moins complexe, même si je doute que ce soit simplement possible… » ; « La difficulté de connecter certains concernements avec le vivant, notamment le réchauffement climatique, et avec l'interpellation politique. »
3) La méthodologie et la multiplicité des médiums artistiques, scientifiques et politiques
Les participants insistent sur l’originalité de la méthodologie et l’hybridation des médiums artistiques, scientifiques et politiques qui permettent d’expérimenter la complexité des différentes disciplines. L’articulation entre les approches sensorielles et réflexives soutient le processus d’enquête et permet aux participants de développer des capacités d'expression, d’acuité, d’écoute et de rentrer dans la complexité des situations.
Les exercices artistiques ont un caractère éprouvant car ils demandent du temps et demandent à être traversés, vécus pour être métabolisés.
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Verbatims : « la question de l'hybridation entre le corps, le théâtre et les questions réflexives” ; “plaisir d'hybrider les médiums artistiques et scientifiques (au sens large) pour mener l'enquête» ; « la mise en danse, les émotions, la vocalisation (pas du tout l'habitude). Des apports théoriques à la fois profonds et accessibles.” « J’ai trouvé parfois les temps d’expression corporelle et de chants un peu longs.» ; « N'étant pas très habitué au théâtre, les parties de mis à corps ou de réchauffement du corps sont parfois difficiles pour moi. Mais ça va !» ; « Parfois, les mises en corps et en mouvement me mettent dans l'embarras et je dois me faire violence pour entrer dans le jeu - Cela m'a été utile : gagner confiance, exutoire. » ; « L'exercice de la description qui s'affine au cours des ateliers permet de comprendre la complexité des enjeux de la question posée, et d'y faire face. »
4) L’accompagnement à l’enquête
Les temps dédiés à l’accompagnement à l’enquête reviennent comme étant des éléments saillants très positifs et comme une composante essentielle de l’expérimentation. Les participants témoignent de la nécessité des entretiens individuels appelés kiosques. Les participants, qui n’ont pas pu bénéficier de kiosques au moment nécessaire, ont souffert d'un manque d’aide et de conseils. Enfin, il est souligné que l’accompagnement à l’enquête prend aussi forme au sein du groupe, qui selon les règles de l’expérimentation reposent sur le partage d’expériences et non sur des interventions prescriptives.
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Verbatims : « Les kiosques sont hyper précieux » ; « Sans accompagnement, je n’aurai certainement pas eu l’énergie et les outils pour structurer ma demande et l’argumenter. » ; « La détermination et le soutien de Loïc et Maëliss ont été déterminants pour garder l’engagement face aux différents obstacles. » ; « La possibilité de se sentir soutenue pour aller au bout de nos intentions. » ; « Où atterrir ? m’a amené à penser grand, et puis ensuite je manquais d’aide ou de conseil. » ; « La démarche et le groupe ne sont pas prescriptifs dans les actions à mener, il s'agit de s'inspirer des retours d'expériences, ce qui contribuent encore à conserver toute liberté tout en suivant la démarche. »
5) Le partage des enquêtes
Un grande partie des réponses mettent l’accent sur les enrichissement liés au partage des enquêtes entre les participants pendant les ateliers. Ces partages d’expérience ont été un appui à l’enquête et une source d’apprentissage. Le partage des enquête a dépassé le cadre des ateliers puisque certains participants ont pu partager leur concernement avec leur entourage.
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Verbatims : « On apprend beaucoup des partages d'enquête des autres. » ; « Également de nombreux apports très riches partagés dans les ateliers, sur des thèmes où les interventions sont nombreuses dans les médias mais rarement intéressantes. » ; « Entendre les concernements des autres, rencontrer des personnes que je n'aurai pas croisé dans mon quotidien. » ; « Le fait de partager les boussoles permet de développer la confiance en moi et d'éprouver de la reconnaissance envers les autres ,pour la confiance qu'ils me font de partager la leur. » ; « Pouvoir partager un de mes concernements avec ma famille. »
6) La dimension expérimentale du processus
Certains participants soulignent l’intérêt pour le caractère expérimental et innovant du dispositif qui motivent l’équipe à proposer de nouveaux outils. Des modes de représentation du processus pour se repérer dans les différentes étapes de l’expérimentation ont manqué à certains participants qui ont ressenti le besoin de se situer dans la démarche et de pouvoir le partager avec leurs proches.
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Verbatims : « La volonté constante des animateurs d’expérimenter de nouvelles approches et de mettre à disposition des participants de nouveaux outils. » ; « Peut être avoir une sorte de pas à pas ou de fil qui permet de savoir dans quelle étape nous sommes ou en sorte de carte mentale.» ; « Même si cela est inhérent à une démarche expérimentale, le manque de visibilité sur l'objectif final - voire même sur chacune des étapes à venir du processus - peut être démobilisateur » ; « La difficulté à faire comprendre à ses proches ce qui se passe dans ces ateliers.»
Les effets de l’expérimentation sur la puissance d’agir des citoyens-experts
7) S’orienter dans la complexité
Les participants sont nombreux à s’appuyer sur l’expérimentation pour se situer et repérer la complexité des situations qu’ils rencontrent. Les réponses décrivent une meilleure compréhension des enjeux et de la multiplicité des intérêts pour trouver de nouveaux agencements et créer des possibles
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Verbatims : « Une meilleur compréhension de tous les partis et de la complexité des choses. » ; « Oui, par une meilleure prise en compte des différents points de vie, de la complexité de la situation qui m'intéresse. » ; « L'exercice de la description qui s'affine au cours des ateliers permet de comprendre la complexité des enjeux de la question posée, et d'y faire face. » ; « L'expérimentation "oblige" à poser une pensée, à réfléchir à des options possibles. » ; « Car la boussole, la cartographie simple qui est proposée est petit à petit intégrée. Les entités qui la composent se précisent, se déplacent, et permettent en effet au citoyen de s'orienter. De comprendre où il se situe, où il peut faire évoluer son questionnement. Tous les outils qui ont été partagés au cours de ces 2 années d'atelier permettent de toujours de se positionner dans un cercle politique qui s'éclaircit. »
8) L’enquête permet de collecter une multiplicité de connaissances en lien avec son terrain de vie
Il apparaît très clairement que l’expérimentation permet aux participants et participantes d’acquérir des connaissances liées aux sujets qui les concernent.
Une grande partie des lieux d’identification de ces ressources sont les ateliers et les kiosques. Durant les ateliers, les participants partagent leur enquête, reçoivent des contributions, découvrent celles des autres et peuvent y contribuer (que les sujets d’enquête soient a priori proches ou éloignés). Les kiosques, qui sont des accompagnements individuels menés par l’équipe du projet, permettent à chaque participant de déplier son enquête et d’identifier différentes pistes pour maintenir leur terrain de vie. Les dispositifs de l’expérimentation en eux-mêmes sont donc les lieux d’échange de nombreuses ressources.
Ainsi, les personnes enquêtées parviennent à identifier les éléments sur lesquels elles manquent de connaissances, à identifier des ressources palliant précisément ces manques, et à s’approprier celles-ci, quel que soit leur type (une grande diversité de ressources sont ainsi évoquées : journalistiques, scientifiques, juridiques...).
De la même manière, en dehors des temps d’ateliers ou de kiosques, beaucoup d’entre elles ont contacté des interlocuteurs variés pour obtenir des informations : élus, agents administratifs, universitaires et associatifs, que ce soit parmi leurs proches, dans leur environnement professionnel ou après avoir identifié les bons interlocuteurs dans les structures institutionnelles. Ainsi, les participants et participantes acquièrent une meilleure compréhension de leurs situations, liées à des sujets complexes et collectifs.
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Verbatims : « J’ai réalisé que je ne sais rien sur le sujet qui me concerne ; la phase de veille et de compréhension est cruciale » ; « J’ai une vision plus systémique de mon concernement, une meilleure compréhension du jeu des acteurs » ; « J’ai pris connaissance de textes légaux et des évolutions de leur interprétation pour revendiquer de meilleures conditions de travail » ; « J’ai découvert qu’il y a un flou administratif sur la co-habitation et qu’il est nécessaire de proposer des textes pour permettre ces projets. » ; « Une meilleure compréhension de ma situation, de ce qui fait mon "territoire". »
9 ) Les capacités d’adresse et d’écoute
Notons ici que le processus redonne des capacités d’expression pour s’adresser aux acteurs du terrain de vie malgré les oppositions. Les participants s’appuient parfois sur le dispositif d’enquête pour oser engager une prise de contact : cette dernière peut alors servir de « porte d’entrée » pour oser solliciter des personnes ou encore obtenir un rendez-vous. Dans ce dernier cas, l’expérimentation contribue concrètement à l’accélération des rencontres et des confrontations de points de vue, essentielles à la compréhension et à la résolution de la situation.
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Verbatims : « Je ne cherche plus à convaincre mais à donner envie. » ; « Oui, je suis plus à l'aise pour parler aux gens.» ; « L’expérimentation me conforte dans ma démarche de questionnement autour de la gouvernance dans l’hôpital : penser autrement, m’appuyer sur l’enquête, oser demander des rendez-vous. » ; « ça me donne un prétexte à parler de ces sujets tabous avec un propos objectif. » ; « Je me sens en position d'être autorisée à me renseigner sur le sujet et à questionner. » ; « La légitimité de ce concernement et l’attention aux personnes éprouvées (jusqu’à faire intervenir une responsable de service municipal pour obtenir un hébergement hivernal pour une personne vivant à la rue). »
10 ) Des actions qui permettent de gagner en puissance d’agir sur le terrain de vie
Plus encore, de nombreuses réponses indiquent que les participants et participantes de l’expérimentation ont mis en place de nouvelles conditions de dialogue et/ou des actions concrètes en lien avec leurs concernements sur leur terrain de vie, à commencer par ce qui se trouvent à leur portée : leur entourage proche, leurs milieux familiaux et professionnels. Ainsi, les interviewés racontent découvrir des personnes à qui s’allier, au sein même de ces cellules familiales ou professionnelles, pour résoudre le problème territorial identifié. Une participante, par exemple, explique s’être appuyée sur l’expérimentation pour mener un projet lui tenant à cœur en tant que professionnelle du soin, relatif à l’articulation entre soins hospitaliers et transition écologique.
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Verbatims : « L’expérimentation légitime mon travail et je ne suis plus seule à réfléchir pour penser un autre modèle. » ; « [ Le dispositif ] m'a permis de passer de l'état de "malade subissant" à "malade agissant". » ; « J'ai gagné en puissance d'agir/de doléancer et appris à revendiquer mes idiosyncraties (biorythmes décalés par exemple). »
11 ) Une participation accrue à la vie de la cité à partir d’un travail sur sa posture citoyenne
Enfin, dans plus d’un tiers des réponses apportées au questionnaire, l’expérimentation semble avoir mené les individus à participer davantage à la vie de la cité, et ce via des actions concrètes. Sont évoquées des rencontres avec les élus pour discuter de la création d’un jardin, une demande adressée à un sénateur pour soumettre une proposition relative à la cohabitation, des rencontres avec un syndicat, des réunions avec des services administratifs de mairies, la participation à des enquêtes publiques, l’engagement auprès d’associations.
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Verbatims : « Je ne suis plus seule à réfléchir pour penser un autre modèle et envisager autrement ma place dans la cité. » ; « Je me relance actuellement sur une expérience collaborative pas l’intermédiaire d’une asso que j’intègre depuis peu ! Je n’aurais pas fait cette démarche sans l’atelier « Où atterrir » ; « J’ai participé à des réunions du collectif de Transition de Saint-Médard » ; « Une dynamisation en cours de représentantes d’un collège de mangeurs et mangeuses du comité technique partenarial d’un plan alimentaire territorial (PAT) d’une collectivité territoriale (métropole) à propos de la sécurité sociale de l’alimentation, et de la prise en compte de citoyen·ne·s « éprouvé·e·s » ; « Je fais de mon problème un cas d’étude pour en tirer une demande administrative claire pour compléter les textes de lois. »
Cet engagement plus soutenu dans la vie associative et politique locale semble, dans beaucoup de réponses, facilité par une transformation dans les postures citoyennes adoptées. Les personnes évoquent une confiance en eux retrouvée, leur permettant d’oser plus facilement s’impliquer, de mieux considérer et écouter les personnes rencontrées ; mais aussi un plus grand sens de l’observation et une plus grande sensibilité aux vécus des autres.
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Verbatims : « Écouter et partager les enquêtes des autres m’a rendue sensible à des problèmes que je ne « voyais » pas auparavant » ; « J’observe un changement de positionnement du point de vue de l’écoute » ; « Rencontre d'un collectif aux intérêts et concernements très divers mais qui résonnent ensemble. » ; « Je parle depuis peu de cette expérimentation ailleurs que dans l'Hôpital ; comme un élément potentiel de transformation sociétale. »
Soulignons également que, d’après les enquêtés, ces transformations dans la posture adoptée est à mettre en relation avec les pratiques artistiques développées au cours de l’expérimentation.
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Verbatims : « C’est la méthodologie arts-sciences de l’enquête qui a le plus transformé l’approche de mon travail et de ma manière de « faire lien » avec les personnes et associations de mon territoire de vie » ; « Elle amène à s'autoriser un temps de réflexion plus important du fait des propositions d'écoute plus attentive, d'émotions, de sensations qui de fait ne servent pas que l'expérimentation elle-même mais viennent impacter d'autres projets en cours.» ; « L'importance du corps, de la sensibilité pour gagner en intelligence dans la compréhension du monde auquel on appartient, la possibilité d'être dans un rapport doux aux autres, à leurs positionnement, l'importance d'avoir un cadre commun pour parvenir à s'écouter et faire des choses ensemble. »
La place des agents de la fonction publique dans l’expérimentation et les effets de celle-ci sur leurs pratiques professionnelles
12 ) Pour les agents, des rôles à multiplier
Les réponses au questionnaire donnent à voir plusieurs logiques de collaboration entre agents de la fonction publique et participants. Celles-ci, peu nombreuses, semblent pourtant de qualité : des agents ont pu partager avec les participants des informations et contacts, voire, les accompagner dans les demandes formulées auprès de l’administration en tant qu’agent-traducteur. Souvent, il apparaît que ces collaborations émergent à partir de moments conviviaux et informels (évoqués par tous les agents étant intervenus sur l’enquête d’autres participants), où les agents ont l’occasion de parler de leurs métiers et d’être identifiés comme potentiels alliés. Les agents ont également pu contribuer grâce aux protocoles de l’expérimentation, notamment la boussole des puissances d’agir. Ces collaborations ont permis d’initier des kiosques ressources et des visites sur site pour avancer dans l’enquête au plus près du terrain.
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Verbatims : « Oui, j’ai participé à l’enquête des autres participants via des échanges informels, partage de contacts ou de documents, accompagnement lors de démarches et réunions » ; « J’ai partagé des savoirs. » ; « réunions en format "kiosque" » ; « visite sur site »
13 ) Des agents de la fonction publique confortés dans leurs postures professionnelles malgré des difficultés structurelles
Pour les agents questionnés, les effets de l’expérimentation sur leurs pratiques professionnelles convergent : dans l’ensemble, la démarche semble les conforter dans le sens qu’ils donnent à leur métier et dans les convictions qui dictent leurs postures professionnelles. En effet, si certains agents affirment gagner en « confiance », avoir conforté leurs convictions (notamment relatives à la participation citoyenne), leurs postures d’écoute et leurs démarches de questionnements. Les personnes soulignent notamment leur volonté de développer de meilleures conditions de dialogue au sein de leurs services, et envers les citoyens eux-mêmes.
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Verbatims : « L’expérimentation me conforte dans mon écoute » ; « J’ai la volonté d’impliquer beaucoup plus les citoyens dans les projets que je porte sur le territoire » ; « L’expérimentation confirme mes attentes professionnelles »
Si ces effets se lisent donc à travers des convictions et postures, plus qu’à partir d’actions concrètes, les agents soulignent des difficultés liées à leurs métiers eux-mêmes : surcharge de travail, stress, sentiment d’impuissance.
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Verbatims : « Les difficultés face auxquelles je fais face, l’isolement et la colère et l’impuissance que j’éprouve m’empêchent d’appliquer des solutions » ; « Il y a un gap entre ce que je voudrais modifier et ce que je peux faire car cela me rajouterait du travail » ; « D’autres acteurs de la fonction publiques sont face à des obstacles qui les empêchent d’agir en fonction de leurs objectifs »
14) Le rôle de soutien et de promotion de l’expérimentation des pouvoirs publics
Par ailleurs, si les agents soulignent l’évident intérêt que représente la démarche selon eux, certains peinent à imaginer que celle-ci puisse avoir lieu directement dans des institutions publiques, l’expérimentation faisant à la fois appel à l’intime – ce qui, en milieu professionnel, n’est pas évident. D’autres agents regrettent de ne pas avoir été informés plus tôt de l’expérimentation et encouragent les services de l’Etat à diffuser l’expérimentation dans la fonction publique.
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Verbatims :« Du fait de l’engagement personnel et de la mobilisation de l’intime que suppose le protocole, il me semble délicat de le déployer de façon systématique au sein de la fonction publique. En revanche, il pourrait être promu et soutenu par les pouvoirs publics. » ; « La délégation à la transformation publique ne nous informe pas de tout cela et c'est en m'inscrivant à l'expérimentation que j'ai découvert par une amie que c'était financé par l'Etat. Donc que le circuit s'améliore et que l'on puisse être vraiment acteur surtout quand il y a autant de lien entre une telle expérimentation et notre culture métier et nos statuts.» ; « Ce serait super de diffuser ce type d'expérimentation dans la fonction publique ! »
EN CONCLUSION : ÉVENTUELLES PISTES DE TRAVAIL À POURSUIVRE
En définitive, l’évaluation fait émerger différentes pistes de réflexion qui, dans une démarche d’amélioration constante de l’expérimentation, pourraient être investies. Premièrement, le travail d’articulation des concernements et enquêtes semble crucial pour véritablement aller au bout de la démarche et révéler son plein potentiel. Les porteurs du projet indiquent d’ailleurs d’ores et déjà travailler sur cet aspect, notamment via des outils numériques, appelés de leurs vœux par les personnes enquêtées. De la même manière, le travail entamé sur les trajectoires des doléances émises par les participants et participantes de l’expérimentation, et dont cette évaluation ne peut malheureusement pas rendre compte, est prometteur : il peut permettre de vérifier les hypothèses et questionnements initialement envisagés par Bruno Latour. Pourtant, le suivi de ces doléances, et leurs potentiels effets sur les services d’administration eux-mêmes, ne sont pas observables dans l’immédiat et dans les temporalités de l’évaluation, qui ne correspondent pas à celles de ces institutions.