Où atterrir ? est une expérimentation artistique, scientifique et politique
qui propose a des citoyen·nes, des agent·es de la fonction publique et des élu·es de mener l'enquête sur leur terrain de vie à partir de leurs attachements : ce à quoi ils tiennent et qui les fait tenir.
Carnet d'atterrissage
Le Collectif Rivage, créé à Bordeaux en 2020, réunit des artistes et des scientifiques.
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Carnet d'atterrissage
A la manière d'un carnet de bord, l'équipe du Collectif Rivage a documenté le bourgeonnement de l'expérimentation "Où atterrir ?" entre 2021 et 2023.
Atelier 15
Cartographier les relations entre les terrains de vie
Où atterrir ? est une expérimentation artistique, scientifique et politique
qui propose a des citoyen·nes, des agent·es de la fonction publique et des élu·es de mener l'enquête sur leur terrain de vie à partir de leurs attachements : ce à quoi ils tiennent et qui les fait tenir.
La démarche associe les pratiques artistiques et cartographiques aux méthodes d'enquêtes pour redéfinir le territoire à partir des dépendances et revitaliser le cercle politique dans un contexte de mutation climatique.
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1 — accueil convivial des participant.es
> 15 min avec toute l’équipe
Autour d’une boisson avec des biscuits ou des fruits pendant lequel on échange et on se met à l’aise avant de commencer l’atelier.
2 — présentation de l’atelier
> 5 min animé par Maëliss Le Bricon
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"Nul autre que le citoyen n’est en mesure d’explorer et de décrire ce à quoi il est réellement attaché. Et sans cette auto-description, point de compréhension réelle du territoire vécu.” Bruno Latour
Ce territoire vécu, que l’on nomme aussi terrain de vie est composé de la somme de nos attachements : c'est-à-dire ce à quoi je tiens et qui me fait tenir."
Bruno Latour
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A partir des enquêtes sur nos terrains de vie, nous allons nous saisir des outils cartographiques pour tracer et inscrire dans la durée le processus d’atterrissage dans lequel chacun.e de nous est engagé depuis plus ou moins longtemps : six mois, une, deux ou trois années.
Pour cela, nous allons, selon les principes de l’expérimentation, rentrer dans la pratique des ateliers par des protocoles physiques et sensibles qui auront vocation à nous conduire à la cartographie par le mouvement.
3 — réveil des sensations physiques
5 min animé par Séverine Lefèvre
+ On se met debout, toujours en cercle et chacun.e commence par masser sa paume de la main droite avec sa main gauche puis la pulpe de chaque doigt. On passe au bras droit qu’on pétrit comme une pâte à pain. On remonte le long du bras petit à petit, puis on arrive à l’épaule où on retrouve souvent des tensions dans le trapèze. On va essayer de décoller le trapèze vers le haut en le pinçant avec toute la paume de la main. Si on baille, c’est bon signe, on laisse aller. Puis on recommence à partir de la main gauche que l’on masse et à partir de laquelle on remonte jusqu’au trapèze gauche. On profite de chaque contact pour respirer et pour sentir chaque mouvement.
On s’occupe du bas du dos, des lombaires que l’on frotte et que l’on tapote avec les poings puis on remonte le long du dos en faisant sortir la voix.
+ On se frotte chaque jambe qu’on réchauffe. On prend chaque cuisse qu’on fait rouler avec les deux mains. Puis on pose les mains sur les genoux, pour sentir la chaleur de chaque paume, on reste comme ça quelques secondes. On descend jusqu’aux pieds, qu’on frotte, tapote et gratte.
+ Puis on se relève progressivement jusqu’à retrouver la verticalité. On frotte et on claque légèrement nos doigts près de nos oreilles les yeux fermés, et on écoute, on écoute juste. On frotte ensuite les deux mains, que l’on place contre chaque oreille en creux. On le fait une seconde fois, on écoute et on profite de ce petit bain, de ce réveil.
+ On laisse les bras descendre le long du corps et on s’ancre dans le sol pour sentir comment la région lombaire peut s’ouvrir à chaque respiration.
+ Entre nos deux mains, on imagine une immense feuille de papier qu’on voudrait compresser pour en faire une toute petite boule de papier compressée entre nos mains : ça demande un effort, il y a une densité, jusqu’à obtenir la boule de papier compressée. Et dès qu’on l’a, on souffle et on la lâche.
4 — cercle des prénoms
> 3 min animé par Maëliss Le Bricon
+ Une première personne sonorise son prénom avec un geste.
+ Tout le monde reprend, en même temps et le plus précisément possible, le geste et le prénom de la première personne.
+ On recommence pour chacun.e jusqu’à boucler le cercle des prénoms.
5 — composer dans la zone critique
30 min animé par Séverine Lefèvre
On se déplace dans la salle en savourant deux états d’esprits très différents, deux cosmologies, deux manières de se situer par rapport à la boussole tracée au sol :
+ Lorsqu’on se trouve en dehors de la boussole : on est hors-sol, en direction de la planète Mars. L’attraction terrestre n’a aucun effet sur nous dans cet espace.
+ A l'intérieur des bords de la boussole : on est dans la zone critique, cette fine couche dans laquelle nous vivons et dont l’habitabilité est maintenue par le travail des vivants. Dans cette cosmologie, l’action humaine prend une ampleur inédite, elle transforme voire compromet l’habitabilité même de cette zone critique.
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Chaque bande blanche permet à la boussole de tenir. Nos mouvements et nos pas peuvent en quelques secondes la balayer. Comment est-ce que je compose avec ces contraintes sans être paralysés ? Quels ajustements est-ce que j’ai besoin de faire ? Quel état d’esprit me traverse ? Qu’est-ce que je peux mettre en place pour retrouver de la mobilité et être à l’aise sur ce nouveau sol ?
6 — les liens qui libèrent
10 min animé par Maëliss Le Bricon et Séverine Lefèvre
Le territoire où l’on vit et le territoire dont on vit ne coïncident plus aujourd’hui, ce qui rend le travail d’auto-description très difficile. Lorsque Louis XVI demande à ces sujets de répondre aux cahiers de doléances par les questions suivantes : “De quelles injustices êtes-vous victime ? Que proposez-vous pour résoudre le problème ?”, les relations de dépendances sont visibles et peuvent être facilement décrites. Aujourd’hui, les chaînes de dépendances sont parfois si longues qu’on vit sur des hectares fantômes à l’autre bout de la planète, sans en avoir connaissance.
Le protocole suivant porte sur nos dépendances et sur les chaînes d’acteurs qui les font tenir.
+ On forme des groupes de trois et on se relie les un.es aux autres avec un bout de ficelle dans chaque main (de laine mesurant entre 1 mètre et 2 mètres). On pince le bout des ficelles avec pour objectif de les maintenir tendues.
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On se déploie facilement dans la salle tout en maintenant le contact avec nos partenaires. On sent chaque relation de dépendance et on peut échanger avec chaque personne au bout de la ficelle. Si on manque de vigilance, la ficelle se détend et on perd le contact, comme avec les bambous. Les relations de dépendances sont courtes, c'est-à-dire avec une chaîne d’acteurs très réduite est plus facile à sentir et à identifier.
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On se déplace dans toute la salle tout en gardant le lien avec nos partenaires.
+ On change de trio et on prend de nouvelles ficelles plus longues (entre 4 mètres et 6 mètres).
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On se déploie dans toute la salle pour tendre les ficelles. Cette fois-ci, on sent que les relations de dépendance sont lointaines. En maintenant la tension dans la ficelle, on garde le contact mais on ne peut pas échanger avec la personne au bout de la ficelle.
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On se déplace dans toute la salle tout en gardant le lien avec nos partenaires.
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+ On garde les longues ficelles avec le même trio et on veille à maintenir la tension entre chaque personne.
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Cette fois-ci, on tente d’atterrir dans la zone critique tous.tes en même temps. Ce qui signifie qu’on veille à ne pas balayer la boussole tracée au sol avec nos pieds.
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On maintient nos liens tout en essayant de rentrer dans les limites de la boussole.
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On compose avec les autres relations de dépendance pour trouver un modus vivendi, c’est-à-dire une manière de vivre sur ce nouveau sol. Les liens s'enchevêtrent et tissent des relations pour former une sorte de maille.
7 — présentation de l’Atlas des cartes d’atterrissage
30 min animé par Loïc Chabrier et Maëliss Le Bricon
Depuis 1 an, nous collaborons avec le collectif de design graphique et interactif Figures Libres pour créer un Atlas des cartes d’atterrissage accessibles aux participant.es des ateliers “Où atterrir ?”.
Nous proposons de vous présenter les différentes cartes qu’il sera possible d’éditer pour que vous puissiez commencer si vous le souhaitez.
+ La carte terrain de vie :
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rassemble tous les terrains de vie des citoyen.nes-expert.es qui participent à l’Atlas.
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permet de rendre sensible la représentation cartographique avec le paysage sonore et le récit d’enquête du/de la citoyen.ne-expert.e.
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trace une forme singulière pour chaque terrain de vie selon la position des entités dans la boussole.
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rend chaque terrain de vie lisible avec les descriptions associées à chaque entité.
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permet d’archiver l’évolution de l’enquête avec un historique.
+ La carte proximité permet aux citoyen.nes-expert.es de relier les entités voisines et de créer des relations de proximité entre les différents terrains de vie.
+ La carte superposition permet aux citoyen.nes-expert.es de relier les entités identiques et de créer des superpositions entre les différents terrains de vie.
+ La carte puissance d’agir :
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permet aux enquêteur.rices d’émettre des besoins pour avancer dans leur enquêtes.
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permet aux citoyen.nes-expert.es participant.es à l’Atlas de contribuer en adressant une ressource.
+ La carte action permet de cartographier et de décrire les actions mises en place par l’enquêteur.rice pour résoudre le problème.
+ La carte cercle politique permet de cartographier et de décrire le processus de doléance jusqu’à la résolution du problème.
L’Atlas permet différents niveaux de confidentialité que chacun.e peut ajuster selon les contenus. Il est possible de rendre chaque entité ou chaque ressource privée, interne aux participante.s ou publique.
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“Chaque description est différente et ces différences se lisent comme un puzzle, elles tracent une signature unique, une géographie particulière aussi différente que, sur un atlas, le tracé d’une côte enregistré grâce au grillage des longitudes et des latitudes. Voilà le paysage mouvant et vivant que je dessine, avec les autres, à qui je donne des « indications de scène » par le choix que j’ai fait de ma description (..).
On comprend que par ce type d’exercice, on commence à dessiner quelque chose comme un paysage. Bien sûr, je n’ai pas eu l’occasion d’exprimer mon opinion, mais j’ai fait mieux : je suis devenu un mouvement — presque, déjà une mobilisation. Je me retrouve au centre d’un groupe de gens qui représentent des choses qui toutes s’agitent et aspirent à quelque action. Ce terrain de vie bouge, et il est vivant.”
Bruno Latour
8 — inscription des participant.es présent.es sur le back office
20 min animé par Loïc Chabrier et Maëliss Le Bricon
Celles et ceux qui le souhaitent s’inscrivent à l’Atlas des cartes d’atterrissage avec leur ordinateur.
9 — tour des concernements
3 min
On fait un tour de concernement, afin que les participant.es puissent choisir leur groupe pour les jeux de ficelles.
10 — pause
15 min
11 — cartographie des terrains de vie
1h animé par Maëliss Le Bricon, Loïc Chabrier et Marion Albert
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Chacun.e remplit l’encart du haut avec son concernement et son prénom.
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Chacun.e écrit les entités de son terrain de vie par ordre chronologique dans la colonne de gauche. Si je raconte à quelqu’un.e mon enquête, dans quel ordre se présentent les entités ? Je pourrais choisir de suivre cet ordre si je le souhaite ensuite dans la mise en récit de mon enquête et sur l’Atlas.
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Pour chaque entité numérotée dans la colonne, je place un point correspondant à la position de l’entité sur la boussole.
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Pour les entités actions (ce que je mets en place pour résoudre le problème), je place, numérote et trace le signe correspondant à la légende.
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Une fois que toutes les entités ont été placées, chacun.e trace son terrain de vie, en suivant le périmètre formé par la somme des entités. La forme qui se révèle correspond à mon terrain de vie actuel.
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“Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie.”
Bruno Latour
12 — jeux de ficelles (version 2)
1h30 animé par Maëliss Le Bricon, Séverine Lefèvre, Marion Albert et Loïc Chabrier
“Mais, justement, quand les citoyens sont isolés, quand les tenants et les aboutissants de leurs propres actions leur échappent, quand les brusques changements d’échelle viennent perturber toutes les liaisons entre local et global, il convient de commencer par le bas, par le B.A. BA. Et, en effet, contre toute évidence, accepter de retisser les liens entre les terrains de vie, lieu par lieu, et presque individu par individu, afin de réengendrer de proche en proche des connexions entre territoires.
Comme l’ont confirmé les cahiers de doléances de 1789, la refondation d’une société qui prend conscience d’elle-même et qui prend donc pied sur son propre fondement pratique ne se fait que de proche en proche. Ensuite seulement, une fois que les liaisons ont été senties, visualisées, explicitées, le futur maillage territorial redevient possible.”
Bruno Latour
+ On forme des groupes de 4 personnes par table, on choisit une couleur de pelote correspondant à la couleur de notre terrain de vie et on place notre carte sur un support en liège. Chaque citoyen.ne-expert.e présente sa boussole pendant 15 minutes.
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Chacun.e complète la légende avec les prénoms, les concernements et les couleurs des 3 participant.es autour de la table des enquêteur.rices.
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Un.e premier.e citoyen.ne-expert.e commence par présenter les entités de sa boussole, unes par unes. Pour chaque entité, elle donne l’action qui menace ou qui maintient : qu’est-ce que fait cette entité qui menace ou maintient mon concernement ?
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+ Pendant ce temps, chaque participant.e écoute autour de la table la description du/de la citoyen.ne-expert.e, sans commenter ni donner son opinion. Il/elle peut relier les entités de sa propre boussole aux autres entités quand il/elle identifie une relation de proximité entre les entités.
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Si un.e participant.e identifie une relation entre deux entités qui lui semble proches ou voisines, il/elle se manifeste : “j’ai une entité voisine qui est proche de la tienne”. Il/Elle plante une aiguille à côté des points correspondants aux deux entités et les relie grâce à la ficelle correspondante à sa couleur. Si le/la citoyen.ne-expert.e se sent aussi relié.e à l’entité, il/elle tisse un lien entre les deux aiguilles avec la ficelle correspondante à sa couleur. Si il/elle ne trouve pas de proximité entre les deux entités, il/elle ne fait rien.
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Une relation de proximité peut être tissée dans un sens ou dans les deux sens.
+ Les participant.es peuvent aussi identifier des relations de superpositions entre les terrains de vie lorsqu'ils partagent une entité commune.
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Si les participant.es s’accordent sur le fait qu’ils partagent une entité identique, ils se relient grâce à un fil de laine plus épais.
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Les participant.es piquent leur aiguilles sur les deux points correspondants aux entités similaires.
+ Une fois que les 4 citoyen.nes-expert.es ont partagé leur terrain de vie, on retire les ficelles pour annoter les cartes.
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Lorsqu’on retire une aiguille correspondant à une relation de proximité, on trace autour du trou laissé dans la feuille la forme du terrain de vie voisin (avec la couleur correspondante).
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On encercle l’ensemble des terrains de vie voisins pour voir apparaître une zone de voisinage autour de l’entité.
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Lorsqu’on retire une aiguille correspondant à une superposition, on trace le terrain de vie du citoyen.ne-expert.e qui occupe notre territoire. On trace le terrain de vie à l’échelle et on remplit aussi le point de l’entité avec la couleur du/de la citoyen.ne-expert.e. Les terrains de vie se superposent.
« Essayons de nous situer dans un lieu qu'il faudrait tenter de décrire avec d’autres.» Surprenante associations de verbes : subsister, faire groupe, être sur un sol, se décrire. (...)
Décrire un territoire à l’envers et par en haut, on le sait bien, c’est consulter une carte, localiser un point à l'intersection d’abscisses et d’ordonnées; ensuite, à ces intersections, c'est inscrire des symboles qui remplacent les lieux à repérer par leurs seules relations de distance kilométrique. L'opération est bien commode quand il faut visiter pour un temps un endroit qu’on ne connaît pas d’avance. À condition bien sûr que les services de voirie aient fait leur office et qu'ils aient pris soin de faire coïncider la carte tenue en main par les visiteurs avec les pancartes fichées dans le sol à l’endroit repéré par une chaîne d’arpenteur — le tout sous la surveillance d'ingénieurs des Ponts et Chaussées et des services décentralisés de l’État. Pour que carte et pancarte coïncident, il faut qu’un État bien tenu en organise la correspondance. Alors, mais alors seulement, la carte renseignera d'avance sur le territoire permettant à un étranger de le traverser.
Ce n’est pas ainsi, bien sûr, que nous nous y prendrons pour décrire notre territoire, même si nous saluons gentiment les étrangers de passage et que nous évitons de renverser les théodolites des géomètres-arpenteurs. Pour nous, les distances kilométriques et les angles de la trigonométrie, comme le savent tous les géographes, ce sont des relations parmi beaucoup d'autres. Or ces autres relations ne procèdent nullement par localisation à partir d’une grille de coordonnées, mais par réponse à des questions d'interdépendance. De quoi est-ce que je dépends pour subsister ; quelles sont les menaces qui pèsent sur ce qui me permet de vivre ; quelle confiance puis-je avoir dans ceux qui m'annoncent cette menace ; qu'est-ce que je fais pour me protéger contre elles ; quelles sont les aides que je peux trouver pour m'en sortir ; quels sont les opposants que je dois tenter de circonscrire ? Ces questions, elles aussi, dessinent un territoire, mais ce dessin ne recoupe pas la manière précédente de se repérer. Être localisé et se situer, ce n’est pas la même chose; dans les deux cas, on mesure bien ce qui compte, mais pas de la même manière. (...)
Alors que, vu à l'envers, fait territoire tout ce qu'on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait, vu à l'endroit, un territoire s’étendra aussi loin que la liste des interactions avec ceux dont on dépend - mais pas plus. (...) Si la première définition est cartographique et le plus souvent administrative ou juridique - « Dites-moi qui vous êtes et je vous dirai quel est votre territoire »-, la seconde est davantage éthologique: « Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu'où s'étend votre terrain de vie.» La première demande une carte d'identité, la seconde une liste des appartenances. Projetez le territoire d'un oiseau migrateur sur une carte du monde, Vinciane Despret l'a bien montré, vous ne comprendrez pas grand-chose à ce qui le fait chanter. Tout change si vous commencez à savoir ce dont il se nourrit, pourquoi il migre, sur combien d'autres vivants il doit s'appuyer et quels sont les dangers qu'il doit affronter au long de ses parcours. Son terrain de vie débordera de toutes parts la simple projection cartographique.
D'un côté, on identifie un lieu en le localisant à l'intersection de coordonnées par le déplacement d'une sorte de chaîne d'arpenteur, de l’autre, nous apprenons à lister des attachements à des entités qui obligent à prendre soin d'elles. Avec le territoire à l'envers, on favorise l'accès à des étrangers qui ne font que passer à travers un espace pour eux indifférencié ; dans le territoire à l'endroit, nous entrons en contact de proche en proche avec des dépendants qui s'intercalent de plus en plus nombreux entre nous et nos soucis d’engendrement. À l'envers, ce qui compte ce sont les mesures en termes de distance, mais en même temps, on est tout à fait libre de s'arrêter là ou ailleurs ; rien n'empêche de prendre arbitrairement une autre carte ou de circuler comme sur un GPS, ad infinitum. Alors qu'à l'endroit ce ne sont pas d’abord les distances qui comptent pour vous, puisque les entités qui entrent dans votre description peuvent être éloignées ou proches sur la carte.
En revanche, il vous est impossible de procéder à l'infini pour la bonne raison que la liste des entités est toujours limitée, qu'elle est difficile à dresser et qu'elle exige à chaque fois une sorte d'enquête, un début d'affrontement, en tout cas des rencontres délicates. Vous ne pouvez pas la prolonger ou la raccourcir arbitrairement : si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c'est qu'elles mordent sur la description et qu'elles vous engagent à les prendre en considération.
Vous pouvez allonger la liste, bien sûr, mais alors il vous faudra reprendre la description et vous engager davantage à vous confronter avec ceux que vous aurez listés - ce qui va forcément faire monter la tension à mesure que l'exploration s’approfondira. C'est ce que Isabelle Stengers appelle des obligations : plus votre description devient précise, plus elle vous oblige. Atterrir ce n'est pas devenir local - au sens de la métrique usuelle - mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu'ils soient en kilomètres.
C'est tout le malentendu de l'adjectif « local ». C'est seulement si vous arpentez une situation à l'envers que vous définirez une situation comme «locale», en entendant par là qu'elle est « petite » par rapport à une autre qui mesurerait davantage en quantités. La carte en effet ne connaît que des enchaînements d’échelles, ce qui permet de faire des zooms. Mais une fois remis à l'endroit, on appelle « local » ce qui est discuté et argumenté en commun. « Proche » ne veut pas dire « à quelques kilomètres », mais « qui m'attaque ou qui me fait vivre de manière directe » ; c'est une mesure d'engagement et d'intensité. « Lointain » ne veut pas dire « éloigné en kilomètres », mais ce dont vous n'avez pas à vous soucier tout de suite parce que ça n'a pas d’implication dans les choses dont vous dépendez. Par conséquent, ce que vous assemblez dans la description n'est ni local ni global, mais composé selon un autre rapport de concaténation avec des entités qu'il va bien falloir affronter une à une, peut-être au prix de polémiques nombreuses."
Bruno Latour