Où atterrir ? est une expérimentation artistique, scientifique et politique
qui propose a des citoyen·nes, des agent·es de la fonction publique et des élu·es de mener l'enquête sur leur terrain de vie à partir de leurs attachements : ce à quoi ils tiennent et qui les fait tenir.
Carnet d'atterrissage
Le Collectif Rivage, créé à Bordeaux en 2020, réunit des artistes et des scientifiques.
Carnet d'atterrissage
A la manière d'un carnet de bord, l'équipe du Collectif Rivage a documenté le bourgeonnement de l'expérimentation "Où atterrir ?" entre 2021 et 2023.
Atelier 13
Doléancer
Où atterrir ? est une expérimentation artistique, scientifique et politique
qui propose a des citoyen·nes, des agent·es de la fonction publique et des élu·es de mener l'enquête sur leur terrain de vie à partir de leurs attachements : ce à quoi ils tiennent et qui les fait tenir.
La démarche associe les pratiques artistiques et cartographiques aux méthodes d'enquêtes pour redéfinir le territoire à partir des dépendances et revitaliser le cercle politique dans un contexte de mutation climatique.
1 — accueil convivial des participant.es
> 15 min avec toute l’équipe
Autour d’une boisson avec des biscuits ou des fruits pendant lequel on échange et on se met à l’aise avant de commencer l’atelier.
2 — présentation de l’atelier
5 min animé par Maëliss Le Bricon
Dans cet atelier nous allons expérimenter le protocole du cercle politique qui a été proposé par Bruno Latour pendant la dernière Université d’été “Où atterrir ?” en juillet 2022.
Ce protocole va nous permettre de décrire et de partager avec le groupe le processus de doléance. Cette étape est très importante, car elle n’a pour l’instant jamais été activée dans le cadre de l’expérimentation.
Nous allons aussi commencer à travailler sur la mise en forme de l’enquête pour les partager en dehors des ateliers “Où atterrir ?” avec d’autres personnes. Comment est-ce que je m'outille pour parler, pour me rendre sensible à mon terrain de vie et pour rendre sensible les autres, pour partager mon enquête ?
“C’est que notre procédure est liée à une idée assez contre-intuitive selon laquelle l’expression politique s’est considérablement raréfiée. Bien sûr, on a l’habitude de parler de sujets politiques mais tout change si l’on demande d’en parler politiquement. L’adverbe change tout car il s’agit d’agiter, de faire mouvoir le cercle qui vous lie aux adversaires. Ce n’est pas le lieu d’en discuter ici, mais l’un des moments importants de préparation fut un exercice où atterrir à Nanterre-Les Amandiers, toujours avec Soheil. C’est ce qui explique cette obstination de notre procédure pour empêcher la discussion — dépolitiser — pour ensuite enfin repolitiser. Tout cela est bien sûr matière à discussion et explique que les militants et les administrateurs aient souvent de la peine avec cette étrange posture.”
Bruno Latour
3 — cercle des prénoms
> 3 min animé par Maëliss Le Bricon
+ Une première personne sonorise son prénom avec un geste.
+ Tout le monde reprend, en même temps et le plus précisément possible, le geste et le prénom de la première personne.
+ On recommence pour chacun.e jusqu’à boucler le cercle des prénoms.
4 — réveil des sensations physiques
> 5 min animé par Séverine Lefèvre
+ On se met debout, toujours en cercle et chacun.e commence par masser sa paume de la main droite avec sa main gauche puis la pulpe de chaque doigt. On passe au bras droit qu’on pétrit comme une pâte à pain. On remonte le long du bras petit à petit, puis on arrive à l’épaule où on retrouve souvent des tensions dans le trapèze. On va essayer de décoller le trapèze vers le haut en le pinçant avec toute la paume de la main. Si on baille, c’est bon signe, on laisse aller. Puis on recommence à partir de la main gauche que l’on masse et à partir de laquelle on remonte jusqu’au trapèze gauche. On profite de chaque contact pour respirer et pour sentir chaque mouvement.
On s’occupe du bas du dos, des lombaires que l’on frotte et que l’on tapote avec les poings puis on remonte le long du dos en faisant sortir la voix.
+ On se frotte chaque jambe qu’on réchauffe. On prend chaque cuisse qu’on fait rouler avec les deux mains. Puis on pose les mains sur les genoux, pour sentir la chaleur de chaque paume, on reste comme ça quelques secondes. On descend jusqu’aux pieds, qu’on frotte, tapote et gratte.
+ Puis on se relève progressivement jusqu’à retrouver la verticalité. On frotte et on claque légèrement nos doigts près de nos oreilles les yeux fermés, et on écoute, on écoute juste. On frotte ensuite les deux mains, que l’on place contre chaque oreille en creux. On le fait une seconde fois, on écoute et on profite de ce petit bain, de ce réveil.
+ On laisse les bras descendre le long du corps et on s’ancre dans le sol pour sentir comment la région lombaire peut s’ouvrir à chaque respiration.
+ Entre nos deux mains, on imagine une immense feuille de papier qu’on voudrait compresser pour en faire une toute petite boule de papier compressée entre nos mains : ça demande un effort, il y a une densité, jusqu’à obtenir la boule de papier compressée. Et dès qu’on l’a, on souffle et on la lâche.
5 — faire son film
20 min animé par Séverine
+ On entraîne ici notre acuité, notre changement de focale pour renouveler notre attention au détail. On tente d’être précis.e, on enquête sur ce que l’on voit, perçoit, et “comment” on voit et ce que l’on veut laisser voir aux autres.
+ Première étape sur place : chacun.e crée un objectif de caméra avec sa main (pouce et index qui se rejoignent) et le place devant son œil directeur, comme s’il/si elle filmait avec une caméra à l’épaule.
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* On regarde à travers la caméra et on ferme l’autre œil.
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On commence par regarder, tracer, suivre les contours de son propre corps, puis on dérive vers un élément de la pièce : une lumière, un détail, un reflet, une forme… on explore pour ensuite revenir à soi.
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Puis, on regarde à travers l’objectif les contours de notre voisin.e pour dériver dans la pièce et finir par soi.
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On ferme les deux yeux et on défait l’objectif. On ouvre tout doucement les yeux et on reprend contact avec notre vision élargie.
+ Seconde étape en binôme : 1 personne qui filme + 1 assistant.e qui se place derrière pour l’aider à se déplacer dans l’espace et éviter de rentrer dans les autres binômes.
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La personne qui dirige décide du film, compose l’image, la séquence, fait ses choix de plan (zoom, panoramique, plongée, cut…).
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La personne qui a la caméra profite des détails, des accidents, des éléments qui se trouvent dans son dos.
+ On inverse les rôles : c’est l’assistant.e qui compose le film depuis sa place d’assistant.e, c'est-à-dire sans avoir accès à ce qu’il y a dans le cadre. Le.a filmeur.se se laisse guider et découvre le film composé par un.e autre que lui.
+ Dernière étape optionnelle : le film se compose simultanément à deux, à l’écoute.
6 — description sensible du terrain de vie
30 min animé par Maëliss Le Bricon et Loïc Chabrier
La règle d’or à laquelle on se tient en atelier et jusqu’à la fin de l’expérimentation : On ne donne jamais son opinion, on ne discute pas, on ne rebondit pas, jamais.
+ Les sens sont aussi des outils de collecte, d’information, qui nous permettent de percevoir une situation, de vivre une expérience. Nous allons mobiliser notre équipement sensoriel pour rendre audible cette expérience et essayer de la faire sentir à d’autres personnes.
+ Chacun.e décrit pendant 20 minutes, au moyen d’un questionnaire, le trajet qu’il/elle a fait pour venir aujourd’hui à l’atelier. C’est un exercice d’entraînement à la description qui va nous servir par la suite. On lit les questions ensemble et on répond sous forme de liste de course.
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Quel itinéraire avez-vous empruntés ? quel chemin ? quels lieux ? quelles rues ? quels arrêts de tram ?
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Quels sont les vivants que j’ai rencontrés ? humains et non-humains ?
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Quels sont les objets socio-techniques que j’ai rencontrés ? (ça peut être un feu rouge, un téléphone portable, un passage piéton… )
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Quels ont été mes gestes pour venir jusqu’ici ? postures ? mouvement ?
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Faites la liste des goûts ?
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Décrivez tous les sons, phrases, bruits et leurs caractéristiques (volume, variation d’intensité, rythmes…)
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Quelles ont été les odeurs ? Notez leur intensité, leurs sources hypothétiques, votre perception de leur qualité au moyen d’adjectifs.
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Quelles sont les ambiances ?
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Quelles sont vos sensations ?
+ Pendant 10 minutes, on se met en binôme et chacun.e lit scrupuleusement les réponses de son questionnaire, en commençant par la dernière question, et en remontant le questionnaire pour finir par la première question.
+ On se retrouve en collectif : est-ce que la lecture et l’écoute ont évoqué des sensations chez vous ? Si oui lesquelles ?
7 — description sensible de l’enquête
20 min animé par Maëliss Le Bricon et Loïc Chabrier
+ Pendant 10 min, chacun.e décrit de manière sensible son enquête. De quoi est composée mon enquête ? Quelle serait la sommes des sensations, tout ce qu’on a convoqué (des odeurs, des bruits, des sensations, des ambiances, des gestes, des goûts), si on devait les collecter et en faire une composition ? à quoi ça ressemblerait ?
Si je traversais ma boussole, ou si j’amenais quelqu’un.e pour lui faire traverser ma boussole, comment ça sonnerait ? Quel paysage, quelle symphonie, quelles voix, quels sons ?
On peut s’appuyer sur la boussole pour répondre au questionnaire (sous forme de liste) :
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Si mon enquête était un trajet, de quoi serait-il composé ?
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Si je traversais ma boussole, comment elle sonnerait ?
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Quel paysage ou quelle symphonie se révèlerait ?
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Quelle ambiance ? Quelles voix ? Quels sons ? Quelles sensations ? Quels goûts ? Quelles odeurs ?
+ On se met en binôme et pendant 10 min, l’auditeur.rice ferme les yeux pendant que le/la citoyen.ne-expert.e lit ses réponses.
8 — pause déjeuner
1h30
9 — bambous
> 20 min animé par Séverine Lefèvre / Loïc Chabrier
Nous allons poursuivre notre exploration de la zone critique avec un exercice pratique et sensible sur la notion d’enchevêtrement des vivants.
+ Chacun.e prend un bambou et tente de le faire tenir à la verticale sur le bout de son index.
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On peut d’abord essayer en regardant le bambou puis en mobilisant le regard périphérique.
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On sent le poids du bambou et on perçoit son centre de gravité auquel notre corps s’ajuste et s’accorde en permanence. On ne bouge pas le bambou, c’est le bambou qui nous fait bouger.
+ On se met par deux avec un seul bambou et on garde les yeux ouverts.
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Le bambou est maintenu par la pression que nous exerçons avec nos index. Avec la tentative qu’il ne tombe pas, l’idée est de maintenir ce lien. Le mouvement du bambou naît des variations de pressions appliquées à ses extrémités, aux actions et réactions des deux index.
Le mouvement naît par deux personnes à la fois. Il n’y a pas de guide, le mouvement se situe entre les deux personnes. « Je perçois en même temps que j’agis, je compose avec le bambou et la gravité. »
On trouve l’endroit de pression adéquat, nécessaire au maintien du bambou. Cette pression « juste » est constamment changeante.
On s’ajuste, on s’accorde.” On observe le reste du corps qui s’organise autour de cette attention au bambou. Que les deux corps s’organisent l’un par rapport à l’autre en permanence à travers le bambou.
+ Qu’est ce que ça fait si on tente d’aller au sol ? Si une seule personne du binôme va au sol ? Si on tente de faire varier les rythmes?”
+ On tente le même exercice avec les yeux fermés.
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L’ajustement se fait maintenant sans la vue. Quelles sont les autres perceptions mobilisés ? Qu’est ce qu’on déploie comme attention supplémentaire et par quels moyens ?
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Chacun.e partage à voix haute les sens qu’il identifie : le toucher avec la peau de la pulpe de l’inde, les appuis au contact du sol, la proprioception pour me repérer dans l’espace….
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Est-ce que mon rapport au sol a changé ? De quelle manière mon pied va chercher le contact avec le sol les yeux fermés ?
Avec quelle méticulosité ? Mobiliser aussi l’ouïe pour percevoir les autres binômes et ne tenter de ne pas s’entrechoquer. La lenteur et la précision se mettent en place et créent un état propre à une plus fine perception des transformations incessantes du mouvement.
+ On change de binôme pour appréhender une nouvelle relation.
+ Puis on forme des groupes de trois personnes avec trois bambous et on commence le protocole avec les yeux fermés.
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On observe ce que cela change d’avoir deux informations distinctes de chaque côté de notre corps. D’être interdépendant de deux personnes, qui sont elles-mêmes dépendantes d’autres personnes. On perçoit la création et l’organisation de ce nouveau réseau que l’on forme à trois. Quelle ouverture, quelle extra-attention cela mobilise ?
+ On tente le même exercice tous.tes ensemble.
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On expérimente de l’intérieur comment notre corps s’organise ? Comment des mouvements m’arrivent ? Chacun.e observe comment je suis bougé par le groupe, et comment, peut-être, je peux faire bouger le groupe ?
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On mobilise notre sens de la proprioception qui fait partie de notre équipements sensibles et qui nous offre la capacité à percevoir les différentes parties du corps dans l’espace. Cela mobilise à la fois les capteurs proprioceptifs présents dans tout notre corps (récepteurs musculaires et ligamentaires reliés au système nerveux qui rendent possible la sensibilité profonde du corps à lui-même), et qui nous informent notamment du contact avec le sol.
Tout ceci est rendu possible grâce aux otolithes : concrétions minérales, petits cristaux qui sont dans notre oreille interne et qui nous permettent de trouver l’équilibre.
10 — le cercle politique
15 min
“L’idée, très simple est que l’on ne peut pas atterrir sans se donner un peu de mal pour repérer le territoire où l’on parvient après avoir cru si longtemps s’en échapper (je ne reviens pas sur l’argument des Modernes hors sol que la crise écologique oblige à changer de direction et qui a fait l’objet de Face à Gaïa). J’ajoutais ce bref rappel historique :
« Il existe pourtant un modèle en France qui y ressemble beaucoup : l’écriture des cahiers de doléance, de janvier à mai 1789, avant que le tournant révolutionnaire ne transforme la description des luttes en une question de changement de régime — monarchique ou républicain. (…)
Comment douter que l’on soit capable au 21ème siècle de faire au moins aussi bien, malgré les vides que la mondialisation a partout creusés dans la connaissance de nos attachements ? Serions-nous plus démunis que nos prédécesseurs ?
S’il est vrai que la disparition de l’attracteur Global a totalement désorienté tous les projets de vie des terrestres — et cela n’est pas limité aux humains —, alors il doit être nécessaire de recommencer le travail de description. L’expérience vaut d’être conduite.”
Bruno Latour
Le cercle politique et le processus de la doléance sont les raisons mêmes de l’expérimentation depuis le projet-pilote. Historiquement, Bruno Latour aborde déjà le cercle politique dans son ouvrage et projet de recherche “Enquête sur les modes d'existence” où il pose les conditions de félicité du mode politique et ses risques de disparition. Il y mobilise les travaux des auteurs pragmatistes américains, John Dewey auteur du “Public et ses problèmes” et Walter Lippmann auteur du “Public fantôme”.
Il poursuit cette recherche avec l’ouvrage “Où atterrir ? comment s’orienter en politique” et le projet des Nouveaux Cahiers de doléances qui se poursuit avec le projet-pilote “Où atterrir ?”. Au printemps, Bruno Latour est intervenu pendant un atelier consacré au cercle politique puis a proposé un protocole pendant l’Université d’été “Où atterrir ?” que nous allons activer ensemble à partir de vos doléances.
+ Pour commencer cet atelier, nous proposons de visionner l’entretien de Nicolas Truong avec Bruno Latour sur le cercle politique.
https://www.arte.tv/fr/videos/106738-010-A/entretiens-avec-bruno-latour-10
+ Les principales étapes du cercle politique :
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Le cercle commence par le bas avec le cailloux dans la chaussure, le problème, la plainte, l'indignation d’un.e citoyen.ne.
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Il continue avec l'enquête menée par le/la citoyen.ne-expert.e sur son terrain de vie qui conduit à l'action. Les alliances et les actions peuvent suffire à résoudre la situation initiale ; dans ce cas le cercle politique n’est pas nécessaire.
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Si le/la citoyen.ne-expert.e a mené une enquête, a épuisé toute sa puissance d’agir et que le problème persiste, il/elle avance sur le cercle pour construire des groupes d'intérêts pour composer une doléance à adresser.
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A chaque fois que la doléance avance, elle s’agrège avec différents intérêts et donc se transforme. Cependant, cette transformation peut, à tout moment, devenir une trahison. En effet, à n’importe quel moment, un des acteurs peut se saisir de la doléance, décider de ne servir que son intérêt propre et trahir ce qui avait cheminé jusqu'à lui.
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Ce processus de transformation/trahison s’observe autant à la montée qu’à la descente du cercle.
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Le cercle a besoin de tourner et d'être suivi jusqu'au bout pour être bouclé et fonctionner pleinement.
11 — pensée en action : le cercle politique
15 min animé par Bruno Latour
+ On visionne un extrait de l’Université d’été “Où atterrir ?” pour introduire le protocole du cercle politique.
https://drive.google.com/file/d/1SEchOkAs3qyQDOWLPArmXVG6weveeaaK/view?usp=share_link
“L’avantage de ce cercle (la boussole tracée au sol), qui a été dessiné pour la première fois ici-même par Soheil Hajmirbaba, c’est qu’on peut lui trouver plein d’usages, et je trouve, brusquement, qu’il a un assez bon usage pour résoudre la question posée tout à l’heure avec nos amis Scubes : c’est qu’il peut vouloir dire autre chose que ce qu’on lui fait dire jusqu’ici, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de doléance, quelque chose qui circule, depuis la plainte, l’indignation, la souffrance, la misère, qui passe peu à peu à travers la construction de groupes d’intérêts qui partagent cette doléance, qui, avec plus ou moins de succès, elles la transmettent et elle se transforme forcément, par quelque chose qui représenter ici en gros les autorités en sens très large : les élus, les communautés de commune, puis les régions, puis les ministères, et enfin à la pointe…
Pendant le trajet, elle se transforme complètement. Elle peut être absorbée dans des comités où elle est éliminée : alors elle repart, c’est un peu comme un jeu de l’oie.
Et là, elle arrive à une décision (à la pointe). Et là il y a qui ? Le président de la République. Qu’est-ce que le président de la République ? Rien, en un certain sens, si on a pas une société civile représentée par cette moitié de cercle (la première moitié) qui, d’une certaine façon, est capable de s'exprimer et de se plaindre dans des termes qui sont compréhensibles et audibles par l'ensemble des autorités, des institutions, des établissements, etc, qui se trouve dans le 2e quart de cercle.
Et là le président (à la pointe), qui est dans une position royale au fond, donne des ordres. Et voilà l'ordre qui part ! Qu'est-ce qui arrive à l'ordre ? Il y a des chefs d'entreprise ici, il y a des parents tout simplement, qui savent que quand on donne un ordre il n'est jamais exactement suivi. Donc l'ordre va arriver là, et au fur et à mesure il va se transformer une deuxième fois aussi complètement qu'il s'est transformé (la première fois). Il se transforme, il se transforme, il se transforme tellement ! Mais il y a quand même ici (dans la deuxième moitié du cercle) des autorités, des avocats, des juges, la police peut-être, et l'application d'un ordre, je ne sais pas, pour détruire une éolienne, pour reconstituer ou défendre une centrale nucléaire, etc. Et qu'est-ce qu'il va se passer ? Cet ordre, qui n'a déjà plus aucun rapport avec ce qui a été émis là (au départ) comme plainte, souffrance, misère, etc, va créer d'autres souffrances, d'autres misères. Voilà le cercle politique.
Donc idéalement, dans l'idéal démocratique, c'est qu'à chaque fois qu'on se plaint ici (au départ, et en faisant le tour du cercle), quelque chose revient là (au départ à nouveau) où je puis dire : “c'est ce que je pensais, ça me convient, c'est ce que j'ai décidé au fond de moi. C'est pas exactement pareil, ça revient sous des formes déformées, mais quand même c'est ce que moi je pensais”.
Un citoyen c'est quelqu'un qui se dit “ce qui arrive de là (qui redescend de la deuxième moitié du cercle) c'est ce que j'ai envoyé ici (sur la première moitié du cercle), malgré la série des transformations continues dans les deux sens : transformation à l'aller et transformation au retour. Voilà, en gros le problème est là.
Sauf qu’il y a des sujets, ceux que nous essayons de traiter, où la plainte et la misère, la souffrance, l'opposition etc qui se trouve ici (au départ), quand elle se transmute par petit bout là (sur le premier quart du cercle), ne rencontre pas forcément des gens qui la comprennent, d'où retour en arrière et renouvellement d'une plainte de plus en plus intense. Au jeu de l'oie, je ne sais pas quelle est la formule pour dire qu'on revient en arrière, on recommence toujours là au début. Le début, c'est le maximum de plainte, disons, et d'impuissance.
Et le problème c'est que les sujets qui nous intéressent sont de ce type. Parce qu’au fond, l'appareil d'État, les autorités, la puissance publique ont des habitudes d'administration des territoires qui lui viennent de la période de modernisation où effectivement, dans beaucoup de cas, ceux qui avaient des plaintes étaient compris, obéis, et ainsi de suite, et pouvez dire “je me reconnais dans les décisions prises même si elles sont différentes”.
Donc le problème à résoudre a deux parties :
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la première partie, c'est ce dont on a parlé jusqu'ici, c'est-à-dire constituer des citoyens qui ont des puissances d'agir qui se renouvellent, qui sont capables d'exprimer par des tas de capacité leur inquiétude, qui sont prêts, d'accord à se transformer en doléançant et sont prêts à considérer que ça va se transformer beaucoup.
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(la deuxième partie :) Et il faut qu'il rencontre là (au point de rencontre entre le premier et le deuxième quart du cercle) des administrateurs équipés pour écouter ce qu'ils disent et pouvoir prendre des décisions qui vont avoir un rapport quelconque avec ça (la plainte émise).
“Où atterrir ?” a commencé lorsque Madame Poirson, ministre, dit : “je suis au ministère de l'Environnement, je donne des tas d'ordre et je suis hors sol. Je n'ai aucune espèce d'idée de ce qu'il se passe quand on donne des ordres.”
Donc les ordres au lieu d'aller là-bas (c’est-à-dire de suivre le cercle), ils vont là (en dehors du cercle, n’importe où), ils se promènent et on ne constitue pas le cercle politique.
Le cercle politique c'est la chose la plus difficile à constituer parce que non seulement il faut qu'il tourne, mais, c'est ça que les politiques oublient toujours qu'ils soient élus, chefs d'entreprise, parents, responsable d'un laboratoire, etc, c'est qu'il faut recommencer, parce qu'une fois que vous aurez fait ce mouvement, il y a une plainte nouvelle. On ne va pas dire “ça y est, on a décidé, j'ai été élu” par exemple, ça arrive souvent à des élus. ça peut être un maire qui est là-haut au lieu du Président : “j'ai été élu, vous ne m'emmerdez pas, maintenant tout ce que je vais faire c'est vous qui le dites.” Evidemment ce n’est pas vrai. Mais le confort d'avoir été élu peut donner l'illusion à celui qui se trouve là de dire : “tout ce qui va suivre, je donne des ordres” et les ordres vont se déplacer dans tous les sens ou vont créer de nouvelles misères et de nouvelles indignations ici en bas du cercle.
Voilà le plus court cours de philosophie politique qu'on peut faire.”
Bruno Latour
Archives de Bruno Latour de juillet 2022
“Il est évident que si l’on se sert de la boussole classique pour y projeter les arguments du Cercle politique, un grand nombre d’exercices comme ceux proposés hier par les Scubes prennent tout leur sens.
Cela permet de résoudre cette question pendante ; quels exercices faire pour aborder la deuxième partie du projet initial, l’accord possible entre demandes des citoyens et réponses de l’administration ou, inversement, in injonctions de la puissance publique et réponses des citoyens.
Cela donne un fil pour « baguer » les doléances selon le projet des Bordelais.
Il faudrait faire quelques répétitions mais les exemples d’hier sont très éclairants : le Cercle projeté sur la boussole aide les participants à raconter la trajectoire de leurs doléances assez spontanément. On peut utiliser la boussole avec sa roue crantée comme un jeu de l’oie, la doléance avance ou recule et bien sûr à chaque cran se transforme (traduction trahison, parler courbe, rhétorique tout ce que nous avons souvent discuté — voir articles et notes).
Les Scubes proposaient deux questions:
-raconter en trois lignes une demande adressée à une autorité (ou à une entité qui pourrait la relayer — collectif de citoyens, activistes, etc);
-raconter en trois lignes comment vous avez reçu une demande et comment vous l’avez relayée, traitée, ignorée etc;
On alterne les deux questions pour parcourir l’ensemble des positions prises du côté de l’envoi comme du côté de la réception.
C’est particulièrement bien adapté à la visualisation des nombreuses incertitudes des agresseurs de plaintes sur ce qu’est, ou ce que peut la puissance publique — d’où l’échec fréquent des demandes mal adressées.
Je suis sûr qu’on trouverait la même visibilité du côté des administrateurs déçus, découragés par leur faible liberté d’action ou au contraire trop naïfs sur la chance de leur injonction, décret, règlement, décision de passer dans les crans suivants jusqu'à l’émetteur de la plainte initiale.
Ce qu’il faudrait travailler c’est la métrique permettant comme dans la boussole classique de situer les participants au cours de leur récit — avec l’avantage que, comme c’est un mouvement, pour le public c’est très vivant.
On garde exactement la boussole orientée comme d’habitude.
La flèche aboutit à l’autorité choisie comme terminus de la plainte et origine de la décision — c’est évidemment une fiction mais c’est le point de départ;
L’échelle peut varier à dessein: l’autorité peut être une mairie, le,président de la République, une élue, un comité de zadistes, un gourou, peu importe, ce qui compte c’est qu’il y a là le point d’inflexion de la plainte qui devient décision. A chaque fois, l’échelle doit être décidée par le narrateur de l’histoire — mais on est habitué à ces changements.
La ligne droite représente parfaitement l’idéal de transparence « je me plains directement à l’autorité choisie et elle répond immédiatement en suivant le même canal ». Cela n’arrive jamais mais reste l’idéal de transparence anti-politique.
On peut sans peine considérer que le demi cercle du bas situe l’agitation des rencontres avec les plaintifs et le demi cercle du haut ce qui a plutôt à voir avec la puissance publique et l’administration.
En gros le Cercle tourne bien si le plaintif peut dire à la clôture « j’ai eu gain de cause » ou bien l’autorité dit exactement ce que j’aurais dit moi-même ». Inversement le cercle tourne bien si, en partant du haut, on peut dire « le décret a été appliqué » « j’ai fait ce que j’avais promis de faire ».
Mais c’est un gradient difficile à repérer car en même temps, le demi-cercle de gauche représente plutôt la phase politique, y compris les multiples actions auprès des administrations pour faire avancer les dossiers et le demi-cercle de droite plutôt les innombrables aléas de la mise en œuvre administrative.
Ce qui compte c’est que le participant puisse sentir bouger la trajectoire de la plainte.”
12 — questionnaire : doléancer
10 min animé par Maëliss
Chacun.e choisit une situation dans laquelle il/elle a émis ou reçu une doléance. Quel segment du cercle politique avez-vous occupé ?
Le questionnaire :
1. Avez-vous déjà émis ou reçu une doléance (dans le cercle de votre choix : familial, quartier, mairie, Etat, entreprise...) ?
2. Décrivez le trajet de la doléance, le plus précisément possible. Baguer la doléance comme on bague un oiseau pour suivre son voyage. Pour cela, faites la liste des acteurs qui font avancer le cercle politique (voir schéma ci-dessous).
3. Le cercle politique est-il bouclé ? Si oui, quelle(s) transformation(s) observez-vous ?
4. Le problème de départ est-il résolu ?
NE PAS S’ADRESSER A L’ETAT COMME S’IL POUVAIT ENTENDRE ET AGIR - point dogmatique de Bruno Latour
“La situation est entièrement différente de la question sanitaire avec les questions dites écologiques. Là, c’est l’administration qui est souvent considérée comme un obstacle aux efforts encore timides de la société civile pour imaginer ce que peut vouloir dire une alternative écologique aux sociétés industrielles du passé. Il n’est pas question ici de volonté générale partagée entre l’administration et le public, puisque ni le public, ni l’État ne partagent des conceptions communes sur ce qu’il convient de faire. Dans ce cas-là, le décalage est parfaitement clair entre une administration qui a su accompagner, après-guerre, la reconstruction, puis l’effort de modernisation – ce qu’on a fort indûment appelé les « Trente Glorieuses »–, mais qui, déjà à partir des années 1980, a eu toutes les peines du monde à se situer dans l’immense mouvement de la globalisation où elle ne savait pas s’il fallait l’accélérer ou le ralentir. Voilà un cas typique où le logiciel actuel de l’administration est en décalage avec la nouvelle tâche d’exploration nécessaire pour faire face à la mutation écologique. Par conséquent, chaque décision de l’État se trouve en conflit radical ou partiel avec les nécessités de la transition. Pour ces questions nouvelles, l’administration ne peut donc en aucun cas jouer le rôle de gestion paternelle et donner des directions fiables à ses « brebis »…”
13 — doléancer dans la boussole
1h animé par Maëliss Le Bricon et Loïc Chabrier
On se retrouve autour du cercle politique tracé au sol. Un.e participant.e qui a émis ou reçu une doléance commence au début du cercle pour décrire le cheminement de la doléance. Comme on bague un oiseau, on va baguer le trajet de la doléance pour en observer les multiples transformations / trahisons.
Les citoyen.nes, les agent.es de la fonction publique et les élu.es sont invité.es à décrire depuis leur expérience vécue du cercle politique.
+ Le/la participant.e décrit pour chaque segment du cercle :
-
l’acteur qui transforme / trahit la doléance ou l’ordre donné
-
la définition de la doléance ou de l’ordre donné
-
l’action de l’acteur pour transmettre la doléance ou l’ordre donné
INCLURE L’ETAT AUSSI PERDU QUE LES HABITANTS DANS L'ÉPREUVE DE REFONDATION - point dogmatique de Bruno Latour
“Des deux modèles, par rapport à la CCC, c’est plutôt le nôtre qui, à terme, est représentatif, parce qu’il soulève de proche en proche, comme le levain dans la pâte, des groupes effectifs, alors que l’autre repose sur la fiction représentative. Fiction d’autant plus imaginaire que l’administration est interdite de participer à l’exercice ! Cela ulcérait Brune Poirson avec raison : imaginez un projet de représentativité politique qui se prive de l’administration « si on intervenait, le groupe de citoyens perdrait toute crédibilité, nous dit-on ! ». Elle avait raison de trouver cela aberrant. Au contraire, notre projet est d’aider l’administration à atterrir aussi, elle n’est pas l’ennemie. Elle est l’agent du VOULOIR de la société civile et non pas, comme on dit sottement, du POUVOIR. Mais ce n’est pas de sa faute, à l’administration, si elle n’a pas de peuple suffisamment organisé, initiateur, articulé, consistant derrière elle pour lui demander des comptes et l’obliger à changer ses façons d’agir. Deux différences énormes avec la convention citoyenne, alors que du point de vue quantitatif, les deux projets mobiliseront un petit nombre de citoyens experts…”
“Cette expérience nous a permis de nous apercevoir d’une difficulté qui n’apparaissait nullement dans l’expérience des Cahiers de 1789 : il est devenu impossible, en ce siècle, de rédiger en commun un cahier à cause de l’immense dispersion des intérêts et des conditions de vie. Même dans un village minuscule, on ne pouvait pas trouver deux personnes pour partager la même définition de leur territoire. On avait affaire à des entrées incommensurables. Certes, la règle de toujours écrire afin d’éviter d’entrer en discussion était validée — et nous l’avons gardée tout au long —, mais on ne pouvait compter sur un partage, par quelque communauté villageoise que ce soit, d’une certaine vision commune du territoire. Alors que les Cahiers de 89 étaient votés à l’unanimité, la dispersion, l’émiettement, l’isolement aussi des participants rendaient nécessaires de multiplier les descriptions. Impossible d’accélérer le processus de composition ! Il fallait accepter de perdre tout le temps nécessaire pour suivre chaque participant dans l’expression de sa doléance. Les intégrer dans un commun quelconque aurait été une inacceptable violence."
14 — clôture
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